Début mars 2021 – Retour de saison claire.
La peau encore dense d’huile de raisin, c’est sans aucun artifice que je m’apprête à passer le seuil de la maison. J’ai entendu le message dans l’eau, j’ai senti la terre s’éveiller sous moi, je t’ai écouté m’appeler à toi. Toi que j’ai accompagné à Yule, tu éveilles à nouveau la nature.
Et je traverse Carnac, je te sens lointain mais si présent, je te cherche sans être sûre de te trouver. Je me laisse guider par mon intuition, c’est la légèreté insouciante qui m’a toujours menée à toi qui guide mes pas. J’arrive dans tes bois, un faucon fend l’air si rapidement vers moi que je me fige, je n’en avais jamais vu d’aussi près. Quelle grâce, cet élan mortel de rapace. Il fait demi tour, et alors que mon coeur reprend un rythme normal dans ma poitrine, je commence à sentir ton espièglerie teinter l’air. Elle est tellement reconnaissable. Je l’affiche sur mon visage en un sourire que je n’adresse à rien – ni personne, consciente que tu es là, à me regarder avancer dans la forêt.
Et j’avance, recueillie et prête, comme à chacune de nos retrouvailles printanières. Que m’as tu préparé cette fois-ci ?

Je me fige, mon regard s’est arrêté sur un menhir à ma droite. Quelque chose en moi change imperceptiblement, mon sang chauffe dans mes veines et je m’en approche. Je monte sur la butte, je remarque les menhirs qui font un cercle autour de celui que j’avais repéré. Je suis sur un tumulus. Je sais que tu n’es pas dedans, pourtant je me met devant la porte. Une angoisse s’empare de moi au moment ou je prend la décision de m’y aventurer. Elle atteint son pic quand je suis en son centre, là où il n’y a plus de lumière. Je m’habitue à l’obscurité , elle est insondable, la terre sous moi vibre, les parois se teintent de visions.
Et mon sang se refroidit, je deviens calme.
« Huath. »
Je n’ai plus peur.
Je ressors après un long moment, j’hésite mentalement. Etait-ce un simple test ? Mais non, tu es là, à ma droite quand je sors. Je fais mine de ne pas te voir, j’ai bien compris que nous entamions le jeux de la Chasse Sauvage.
Chasseur-chassée.
Chasseuse-chassé.
Je passe devant toi, un sourire en coin et je pars à l’opposé.
Mon coeur s’est accéléré à ta vue, l’instinct qui me rattache à toi a ressurgi des profondeurs de mon âme mais je connais assez bien la danse que tu vas nous faire faire à tous les deux, je connais assez bien ses pas et sa cadence pour ne pas me précipiter vers toi.
« Oui, Cernunnos, on joue. »
Quand je reviens, tu es toujours là. Tu n’as pas bougé.
Je m’avance vers toi, mais le temps que j’arrive à l’endroit ou je t’avais vu tu as déjà disparu.
Pourtant, je m’arrête, contemplative devant un hiatus dans le sol. Il est profond, on dirait l’entrée d’un terrier gigantesque. Je vois que le tunnel qui en part – et dont l’entrée est obstruée – rejoint le tumulus en ligne directe. Je sens ta présence dans ce souterrain qui vient des profondeurs de la terre. Et tu me racontes des histoires passées, celles qui me font trembler d’émotion. Tu joues avec mon état de transe, tu me montes en vibration avant de me faire redescendre, tu me prépares.
Mais je te laisse faire avec confiance.
Je suis prête à me dissoudre en toi.
Je le vois, le passage souterrain vers le Sídhe. Je les vois, les cérémonies païennes au cours des quelles les prêtres faisaient sortir les dieux de l’endroit ou je me tiens. Je les vois, les temps passés que les hommes s’apprêtent à conjuguer au présent à nouveau.
Mon émotion me submerge et je sens que tu t’effaces.
Rendez-vous au prochain point de rencontre.
« Vite, Elvyre. »
Je m’élance, je suis tes apparitions furtives, je les traque, je te guette, je suis attentive. Mon souffle s’accélère, tu m’as mise dans cette attente fébrile, dans cet enchevêtrement de sens aiguisés et je m’y abandonne. On se chasse, je t’aime, toi le dieu aux belles cornes.
Je te suis.
Mes sens sont en alerte, à chaque signe me voilà repartie, je vais si vite.
Je ne veux pas te perdre,
La finalité est trop importante…
Celle d’assister comme chaque année à ton glorieux retour.
Les lieux s’enchainent, pauses, observations, imprégnations.

C’est notre danse échevelée.
Parfois, j’arrive après toi.
D’autres, j’arrive avant et je t’attend. Ce qui m’agaçait autrefois me remplit désormais de la joie organique que tu m’inspires tant.
Parfois, tu es de l’autre coté de rivières infranchissables.
D’autres, une énergie diffuse mais dense à la fois, celle qui emplit entièrement les lieux que nous visitons.
Parfois, tu es immense, dans de lointains talus que je ne suis pas invitée à rejoindre.
D’autres, tu es une ombre imperceptible dans un buisson tout près de moi.
Le temps viendra, à la fin de la chasse, ou nous nous rejoindrons – en communion.
J’arrive près d’un marécage, une rivière se jette dedans. Cette fois, le rythme a changé, j’écoute attentivement la musique que tu fais retentir dans mes oreilles, j’entends l’accélération sombre de la Chasse Sauvage. Mais elle ne m’inquiète plus.

Je m’installe, assise en hauteur sur le tronc d’un arbre qui a poussé par dessus la rivière, je regarde les ondines en caressant la végétation. Je sais que tu es dans les bosquets auxquels je tourne le dos. Je suis fascinée par le groupe d’ondines qui joue un peu plus bas, je me laisse les observer rêveusement en autorisant mes doigts à caresser l’écorce sur laquelle je suis assise.
Et puis tu es là, tu es derrière moi.
Je suis subjuguée par ta vibration lourde.
Je sens ton souffle, ton pouls.
La toute puissance animale et végétale que tu projettes violemment fait s’emballer mes tous organes.
Mais je ne tremble pas.
Je te laisse faire.
Tu me fais parler ta langue, celle que les hommes ont oubliée.
Celle que tu aimes tant m’entendre réciter.
J’incante doucement près de la rivière,
C’est l’extase, celle que tu maîtrise tant.
Elle arrive comme une vague contre laquelle je ne lutte pas.
Je pleure en souriant,
Je me dissous dans l’air en t’incarnant.
Et je ne me retourne pas, il est temps de repartir, tu es déjà là-bas.
Je sais où on va pour terminer le jeux que nous avons commencé quelques heures plus tôt – direction le Menhir de Kherluir.
Me voilà dans cette plaine, elle est immense.
L’heure du couvre-feu a déjà sonné, mais il est là ton défi.
Triomphante, je m’élance vers lui ;
Et je te sens t’amuser.
« Oui, Elvyre, tu es au bon endroit.
Mais ce n’est pas au centre de la plaine que je te menais. »
Ton amusement me déstabilise.
Mes yeux scrutent, le soleil entame sa lente descente pour faire place à la lune.
Ses rayons inondent l’atmosphère, je suis seule.
Tu sais à quel point j’aime les plaines.
Emne Macha…
…Er Roc’h Vihan.
Un chemin se dessine timidement entre deux buissons d’ajonc.
Je connais le signe, ce sont mes passages vers l’Autre Monde qui sillonnent entre eux.
Et je comprends que je ne savais pas totalement ou nous allions, je t’ai suivi sans savoir où la chasse prendrait fin.
Toi, l’amoureux des évolutions, je te sens étonné du calme avec lequel je reconnais avoir été baladée tout du long.
Dans ton ombre, comme dans la lumière;
En saison sombre comme en saison claire :
Tes prêtres et tes prêtresses grandissent, Cernunnos.
Et voilà l’énergie que je met dans cette nouvelle roue de l’année; oh, dieu cornu.
Je me laisse porter, presque désincarnée à travers les portes du Sídhe.
Tu m’emmènes à un miroir aux fées, ses reflets dansent sur la pierre, comme si nous étions nous mêmes sous l’eau. Le temps s’arrête, le vent qui soufflait sur la plaine ne vient pas jusqu’ici, nous voilà dans l’Autre-Monde.
L’énergie change, la chasse s’arrête. Je fais le tour du miroir, fascinée et enjouée. Je sais que tu es là, que tu vas te montrer mais je ne te cherche plus des yeux.
« Alors, Cernunnos, dis-moi…
C’est ici que tout recommence ? »

Je me retourne, tu es là, près de moi. Un sourire se dessine sur nos lèvres. Tes bois ont commencé à repousser, oh toi, Cernunnos le jeune.
Dans la manière dont nos regards se maintiennent tu me fais comprendre sans aucune équivoque,
Que c’est bien le départ triomphant de la saison claire.
Evohé, Cernunnos.